Dans le cadre d'une table ronde de réflexion sur les conséquences de la crise sanitaire pour les entreprises, nous avons demandé à Julia de Funès, auteure, philosophe et conférencière, de nous livrer son éclairage sur l'avenir du télétravail.
La généralisation du télétravail n’est plus de l’ordre du souhait mais du fait depuis une année en France. Cette généralisation a pulvérisé en un éclair les principaux (faux) arguments qui tentaient de l’enrayer.
Les contre-arguments qui n’en sont pas
Premier contre-argument : « le télétravail est trop compliqué à mettre en place »
S’il est certes difficile d’organiser autrement le travail et de changer nos modes de fonctionnement, nous avons assisté à une adaptation remarquable des entreprises les plus complexes. En quelques semaines, la plupart des fonctions transposables en télétravail l’ont été. Nécessité darwinienne oblige : les entreprises ne s’y adaptant pas se sont vite retrouvées dans de graves difficultés.
Deuxième contre-argument : « Le télétravail délite les liens sociaux, le collectif y perd »
Premièrement, je pense erroné de juger de l’essence du télétravail à partir de la circonstance du confinement. L’année passée et les multiples confinements ont eu raison de nos rapports sociaux, amicaux, et professionnels. Ce sont les mesures restrictives d’hygiène qui ont limité les rencontres mais le télétravail en tant que tel ne nous empêche en rien de nous retrouver. Le télétravail sert parfois d’alibi à la difficulté organisationnelle que les moments de cohésion imposent. Certes, le risque individualiste existe avec le télétravail, mais ce dernier n’empêche en rien de revenir quelques jours travailler en entreprise, ou de se retrouver pour des moments plus informels et conviviaux.
Deuxièmement, le lien social n’a pas attendu le télétravail pour se défaire en entreprise, à supposer qu’il se défasse. Il suffit d’observer la vie en open space dont la promiscuité, loin de faciliter les échanges, bâillonne la plupart du temps les collaborateurs craignant au moindre mot de déranger leurs plus proches voisins. Enfin, loin de remplacer les bienfaits du contact réel évidents, le virtuel permet d’en redécouvrir toutefois le prix. Les interactions véritables sont d’autant plus attendues et désirées qu’elles ont été suspendues et virtualisées par les nouvelles technologies. Il suffit de perdre ou de manquer de quelque chose pour apprécier toute la valeur de ce quelque chose. Il en est de même avec les êtres. La présence continuelle des collaborateurs entre eux peut user et corroder leurs relations. Les rencontres ponctuelles rendent les moments ensemble plus rares et donc plus précieux. On savoure d’autant mieux les moments collectifs qu’on les sait occasionnels.
Vers toujours plus d’autonomie
L’argument majeur en faveur du télétravail est celui de l’autonomie. Autonomie accordée au salarié au sens où il permet un choix spatial (bureau, chez soi ou tiers lieu), un gain temporel (moins de temps perdu dans les transports), mais aussi une libération psychologique. Les bureaux ont été remplacés par des grands plateaux où tout est visible, transparent, ouvert, or il suffit de se savoir visible pour agir comme si nous étions vus. En télétravail, nos comportements sont délivrés de cette visibilité permanente et du conditionnement comportemental qu’elle génère. Le télétravail est autant un soulagement organisationnel qu’une délivrance psychologique. L’octroi d’une liberté n’exempte toutefois en rien de dérives liberticides qui devront faire l’objet d’une vigilance accrue.
Un management par la confiance
Le management du XXIème siècle devra sans doute mettre progressivement fin à la surveillance, à la lisibilité permanente, au repérage qui rend le salarié mesurable, calculable, connaissable, en remplaçant la transparence, la traçabilité et l’enregistrement permanent par la confiance et le courage de se séparer de ceux qui ne veulent pas travailler ou à qui l’entreprise ne peut faire confiance.
Des vies de moins en moins compartimentées
Par ailleurs, la fameuse « distinction vie pro / vie perso » devient de plus en plus difficile à tenir en 2021. Si elle rassure et donne le sentiment de « maîtriser » sa vie, elle reflète notre fâcheuse et ancienne tendance à la parcellisation. Ces catégories de rangement considèrent la vie comme une juxtaposition d’états distincts, mais il suffit d’une infime modification pour saisir à quel point ces deux sphères restent étroitement intriquées et dépendantes. La confusion majeure vient du refus de cette confusion d’états que constitue la vie. Le télétravail exige une autodiscipline d’autant plus rigoureuse, qu’il ne fait que renforcer ce mélange des genres.
La fameuse « distinction vie pro / vie perso » devient de plus en plus difficile à tenir en 2021
Des inégalités sociales aux innovations immobilières
Enfin, l’amplification des inégalités sociales constitue à mes yeux l’inconvénient politique majeur du télétravail pour les prochaines années. Les métiers télé-transposables sont pour 2/3 des métiers de cadres, et les conditions confortables de télétravail supposent un niveau de vie aisé. Néanmoins, les innovations immobilières permettent de pallier à ces difficultés, en créant des espaces tiers et des lieux de coworking, au sein desquels les personnes ou les étudiants modestement logés pourront travailler ailleurs qu’au bureau sans être coincés dans leurs logements peu adaptés. C’est grâce à ce type d’innovations que les inconvénients sociaux du télétravail s’atténueront à l’avenir.
De la modélisation à l’intelligence d’action
Pour finir, la finalité du télétravail est de lever certaines contraintes. C’est pourquoi il est et doit rester une liberté. Or la « modélisation » de ce mode de fonctionnement, par sa dimension systémique a toujours un accent coercitif dès lors qu’on en fait le sommet des priorités au détriment de l’intelligence d’action. Aucune entreprise ne peut fonctionner sans cette dernière. Celle-ci suppose de l’intuition, de la compréhension, du pragmatisme, qui loin d’être l’application stricte d’un modèle organisationnel en toute circonstances, est cette capacité à décider dans du possible, à s’orienter dans l’incertain.